Par Afif CHELBI*
INTRODUCTION
La Tunisie connaît depuis 2011 un véritable processus de désindustrialisation qui risque, si un sursaut n’est pas engagé rapidement, de sortir notre pays du monde de la production et de la création de valeur pour devenir un acteur passif dans la division internationale du travail, simple consommateur de produits et de services importés.
Nous passerons en revue les indicateurs de cette désindustrialisation (I). Puis nous soulignerons que ce déclin est le fruit de politiques délibérées favorisant l’importation au détriment de la production(II).Nous ferons ensuite un bref historique critique des politiques industrielles en Tunisie (III) et nous conclurons qu’il est impératif, et possible, de freiner ce déclin, en misant sur l’Industrie 4.0, un raccourci technologique pour la Tunisie (IV).
UN VÉRITABLE PROCESSUS
DE DÉSINDUSTRIALISATION
DE LA TUNISIE
Ce processus de désindustrialisation peut être illustré, notamment, par deux indicateurs particulièrement significatifs : la valeur ajoutée et les exportations industrielles. Nous ne nous baserons pas sur les chiffres relatifs à l’année 2020, année non significative du fait du Covid.
I-1- Recul de la valeur ajoutée industrielle
La valeur ajoutée industrielle est passée, à prix courants, de 18% du PIB en 2010 à 15% en 2019. Son taux de croissance annuel moyen a été de 0,4% au cours de la décennie actuelle contre une croissance variant de 5% à 11% au cours des cinq décennies précédentes.
1962 |
1970 |
1980 |
1990 |
2000 |
2010 |
2019 |
|
VA Industrie / PIB |
7% |
9% |
12% |
15% |
18% |
18% |
15% |
Croissance VA industrielle par décennie |
5% (1961-1970) |
11% (1971-1980) |
8% (1981-1990) |
10% (1991-2000) |
7% (2001-2010) |
0,4% (2011-2019) |
I-2-Exportations : déclassement par rapport à nos concurrents
De 2010 à 2019, nos exportations vers l’UE (76% du total) ont quasi stagné entre 9,6 et 10,2 milliards d’euros, tandis que le Maroc, que nous dépassions, a plus que doublé les siennes de 7,2 à 17 milliards d’Euros.
EXPORTATIONS VERS L’UE (en Milliards d’Euros) |
2010 |
2019 |
TUNISIE |
9,6 |
10,2 |
MAROC |
7,2 |
17 |
Nos exportations vers l’UE ont donc été quasi stationnaires sur la période 2011-2019, alors qu’elles doublaient voire triplaient au cours de chacune des quatre décennies précédentes :
Exportations tunisiennes Vers l’UE (en Milliards d’Euros) |
1980 |
1990 |
2000 |
2010 |
2019 |
0,4 |
1,5 |
4,8 |
9,5 |
10,2 |
Ainsi, une projection a minima des tendances passées aurait permis un supplément d’exportations de l’ordre de 7 milliards d’euros en 2019, soit près de 3 milliards d’euros en exportations nettes. Si l’on ajoutait le manque à gagner en termes d’exportations nettes des secteurs énergie/phosphates, estimé à 2 milliards d’euros, nous aurons l’essentiel du déficit commercial enregistré en 2019 (19,4 milliards de dinars).
Sectoriellement nos deux premiers secteurs exportateurs marquent le pas :
COMPOSANTS AUTOMOBILES |
2010 |
2018 |
Parts de marché sur l’UE, Composants auto Tunisie |
0,23% |
0,14% |
Parts de marché sur l’UE, Composants auto Maroc |
0,23% |
0,36% |
TEXTILE |
2010 |
2018 |
Parts de marché sur l’UE Textile Tunisie |
4% |
2,5% |
Rang de la Tunisie parmi les fournisseurs de l’UE |
4e |
9e |
Exportation tunisienne de textile en milliards d’euros |
3 |
2,4 |
L’ensemble de ces indicateurs a conduit, à côté d’autres paramètres, à un recul inédit de 55 places dans les classements internationaux de compétitivité dont celui de Davos dans lequel la Tunisie a été classée 87èmeen 2019, alors qu’elle était classée 32ème en 2010.
II- UN DÉCLIN, FRUIT DE POLITIQUES DÉLIBÉRÉES FAVORISANT
L’IMPORTATION AU DÉTRIMENT DE LA PRODUCTION
Il est à souligner que ce déclin industriel n’a rien à voir avec un contexte international plus défavorable, ou à un supposé épuisement du modèle qui devrait certes évoluer pour combler ses lacunes sans pour autant casser sa dynamique de croissance. L’exemple, précité, du Maroc le démontre clairement.
Ce déclin est le fruit de politiques délibérées favorisant l’importation
et la rente au détriment du système productif national.
En effet,le problème majeur de la politique économique de tout Etat soucieux de l’intérêt national, y compris les Etats les plus libéraux, a toujours été d’établir une discrimination positive en faveur des activités industrielles, faute de quoi les acteurs économiques préféreront les activités d’importations et de rentes. Pour jouer son rôle développementaliste, l’Etat doit traiter différemment celui qui implante une unité de production par rapport à celui qui ouvre une boutique d’importation ou lance un projet immobilier.
Or, nous assistons depuis 2011 à un véritable désarmement industriel avec le démantèlement des mécanismes de politique industrielle à travers différentes lois de finances, puis par les lois d’investissements, que nous avons qualifié de lois de désinvestissement,car elles réduisent fortement les incitations en faveur de l’industrie et de l’exportation, par le renoncement aux multiples mesures de sauvegarde de la production nationale, à la fin de la politique de compensation des importations automobiles par l’exportation de composants, ainsi qu’à l’abandon d’une série d’autres interventions publiques ciblées au profit des secteurs productifs. Ces secteurs n’étant plus, idéologiquement, considérés comme une priorité avec la montée en puissance de lobbys de l’importation fortement soutenus politiquement.
Cela s’explique par un contexte politique dominé par les tenants de «la table rase» et les dérapages budgétaires inouïs induisant la perte de notre autonomie financière avec pour toile de fond idéologique le rapport de la Banque mondiale de 2014 «la révolution inachevée» qui conforte une politique économique libérale «primaire», anti-industrielle alors que l’impératif industriel devrait être, pour tout pays, un véritable choix de société.
Ces politiques anti-industrielles peuvent être regroupées en deux catégories :
• En amont, la favorisation des importations par la suppression des mesures de sauvegarde de la production nationale.
• Et en aval, par la forte réduction des incitations en faveur de l’industrie, la paralysie des institutions et des programmes d’appui à l’entrepreneuriat industriel et, de manière générale, par l’abandon de la plupart des leviers de politique industrielle.
III- BREF HISTORIQUE CRITIQUE DES POLITIQUES INDUSTRIELLES
EN TUNISIE
Pourtant, la Tunisie a longtemps mis en œuvre des politiques industrielles volontaristes sous des formes variées. Des politiques basées sur l’investissement public direct des années 60 aux politiques,engagées depuis les années 70, basées sur les mécanismes d’appui aux entreprises. Cependant, nous assistons depuis 2011 au déclin de ces politiques industrielles.
Ces politiques ont permis à la Tunisie de bénéficier d’un historique industriel long de plus de cinquante ans. Les emplois industriels passant de 40.000 en 1960 à 560.000 en 2010. Les exportations de 20 millions de dinars à 20 milliards de dinars au cours de cette période. En outre, un phénomène nouveau dans notre industrie s’est réalisé avec un début de déplacement de l’industrie vers l’intérieur à travers l’installation de grands projets employant 1000 personnes ou plus à Gafsa (Yazaki), à Siliana (Metz), à Béja (Krumber),à Jendouba (Somitomo),… grâce à l’appui de plusieurs instruments de politique industrielle.
Néanmoins, ce chemin parcouru par la Tunisie depuis l’indépendance ne doit pas occulter les lacunes constatées en termes d’évolution technologique et de déploiement régional. Ainsi le contenu technologique des exportations est, certes, passé de 10% en 1980 à 25% en 2010,mais cette évolution aurait pu être beaucoup plus forte, pour atteindre 50%. De même, l’ampleur du redéploiement régional aurait pu être plus grande si les instruments de politique industrielle avaient été plus puissants. Ces lacunes ont fait que ce développement a été en deçà des potentialités, ne permettant pas d’atteindre un nouveau palier de croissance. En effet, un bilan critique de ces politiques industrielles montre que celles-ci ont été bridées par un blocage idéologique, né de ce que nous appelons le« traumatisme de l’échec de l’expérience des années 60», qui est encore plus accentué aujourd’hui, à propos del’importance du rôle que doit jouer l’Etat en appui au secteur privé.
En Tunisie, comme ailleurs, c’est le «consensus de Washington» qui a été le facteur de blocage principal du développement technologique et régional. Or, ce consensus est depuis longtemps battu en brèche au niveau international et un nouveau consensus s’est imposé sur deux grandes idées : l’efficience de l’initiative privée,moteur essentiel du développement, et l’importance du rôle de l’Etat stratège, développementaliste.
Ainsi, la principale erreur de politique économique commise de 1970 à 2010 a été le fait que le pays n’a pas mis à profit son aisance financière pour appuyer davantage ses politiques industrielles. A titre d’exemple le Foprodi a dépensé en 40 ans de l’ordre de 800 MD soit une moyenne à prix courant de 20 MD par an, nous avions le moyen de dépenser 10 fois plus, puisque ce Fonds a démontré sa pertinence, avec ces budgets modestes, près d’un quart du tissu industriel actuel étant constitué de «Foprodistes». Il en est de même pour tous les autres mécanismes d’appui au développement technologique et au développement régional. Cette erreur est encore plus accentuée aujourd’hui, l’aisance financière en moins.
IV- L’INDUSTRIE 4.0, UN RACCOURCI TECHNOLOGIQUE POUR LA TUNISIE
Dès lors la question qui se pose est : à quelles conditions le développement industriel pourrait-il reprendre et évoluer vers plus de contenu technologique et de déploiement régional ?
La réponse à cette question demande un débat apaisé pour tirer les leçons des réussites et des échecs passés que nous avons essayé d’esquisser, pour dégager les réformes profondes pour un modèle de développement renouvelé dont le pays a besoin :
• Plus ambitieux technologiquement et internationalement avec une remontée plus rapide dans l’échelle de l’évolution technologique et donc un arrimage par le haut à la division internationale du travail.
• Plus équilibré socialement et régionalement.
• Plus durable du point de vue énergétique et écologique.
Quelle serait alors aujourd’hui l’idée-clé qui conduirait à un effet transformatif aussi important que celui apporté dans les années 70 par la loi 72 ? Tout en tenant compte du fait que le cadre sommaire dans lequel évoluaient les entreprises dans les années 1970 est obsolète aujourd’hui. D’une simple implantation dans un bâtiment et une zone d’activité rudimentaires, l’entreprise a besoin aujourd’hui d’évoluer dans de véritables «cluster» lui assurant les infrastructures de haut niveau et les connexions efficaces avec les services administratifs, logistiques, les institutions de financement, de formation, de recherche…
La nouvelle mesure du XXIe siècle pourrait être l’Initiative Nationale Industrie 4.0 qui viserait à assurer une accélération industrielle et technologique de la Tunisie à l’horizon 2030 en apportant à l’entreprise le nouvel écosystème entrepreneurial dont elle a besoin aujourd’hui pour réussir dans la mondialisation.
Cette initiative implique la mise en œuvre de politiques industrielles volontaristes car la politique économique ne peut se limiter à quelques mesures macroéconomiques «politiquement correctes», elle est beaucoup plus complexe et comporte un grand nombre d’instruments fins, sectoriels et sous-sectoriels spécifiques.
Cette initiative industrie 4.0 repose sur nos potentialités réelles dans l’industrie 4.0 qui peut constituer un raccourci technologique pour la Tunisie.
En effet, la Tunisie, petit pays du Sud, qui a réalisé en 2011 une révolution démocratique, certes aujourd’hui en grande difficulté, peut prétendre être partie prenante dans cette autre révolution, celle de l’Industrie 4.0.
Car l’Industrie 4.0 offre l’opportunité d’un raccourci technologique, comme c’était le cas avec la fin du fordisme, ou avec les nouvelles technologies permettant de diminuer la taille critique des unités… Ainsi, par exemple, l’introduction des TIC dans l’industrie textile, dans les années 90/2000, a sauvé le textile tunisien, en favorisant «le circuit court», après la fin des accords multifibres et l’entrée en force de la Chine sur le marché européen.
Bien plus que cela, ces évolutions technologiques ont, contrairement aux appréhensions initiales, permis, par leurs nouveaux modes de production plus «smart», d’ouvrir plus de perspectives d’industrialisation à des pays de petite taille pour peu qu’ils ciblent leurs positionnements aux bons endroits dans les chaînes de valeur mondiales.
Certes, l’amont de la R&D et l’aval des réseaux de distribution, tous deux très capitalistes, sont hors de portée. Par contre, entre ces deux bouts de la chaîne, la recherche appliquée, l’ingénierie, des parties du processus de fabrication offrent de grandes opportunités.
Ainsi, la Tunisie,qui ne pouvait être compétitive dans les industries lourdes, a pu,historiquement, prendre des positions fortes dans un certain nombre de filières parmi lesquelles : le développement de logiciels, les composants automobiles et aéronautiques, le textile technique, les biotechnologies…
En 2010, la Tunisie était le premier pays sud-méditerranéen, exportateur de produits industriels, après avoir fait le choix stratégique d’être, en 1995, le 1er pays de cette zone à signer un accord de libre-échange avec l’Union européenne. Les perturbations d’après révolution ont quelque peu freiné cet élan, mais le potentiel est toujours là et la Tunisie bénéficie d’un «Trackrecord» significatif.
En effet, connaissez-vous la Tunisie Industrielle ? Saviez-vous que plus de 3.000 entreprises industrielles européennes sont implantées en Tunisie ?
Saviez-vous également que 51 entreprises y produisent des composants aéronautiques notamment pour Airbus et 255 entreprises des composants automobiles pour tous les constructeurs européens, que le pays s’est doté d’une infrastructure technologique étoffée construite autour de 10 pôles de compétitivité spécialisés dans la mécatronique, les TIC, les textiles techniques, les biotechnologies, les énergies renouvelables… structures aujourd’hui quelque peu bridées qu’il s’agit de redynamiser.
La Tunisie doit donc s’organiser pour saisir les opportunités offertes par l’industrie 4.0 car, comme le notait récemment le Ministre allemand de la Recherche, «l’Industrie 4.0, c’est beaucoup moins d’automatisation…et beaucoup plus d’intelligence, et, au-delà du fordisme, la promesse de l’Industrie 4.0 c’est de produire des biens personnalisés, en temps réel, aux mêmes coûts que la production de masse».
Or, c’est précisément les séries courtes, le «just in time», qui ont, longtemps, permis à l’industrie tunisienne de résister à la concurrence internationale dans les filières citées plus haut. Ces mêmes facteurs seront nos atouts dans le défi de l’industrie 4.0, moyennant une politique industrielle volontariste. En effet, l’industrie 4.0 suppose une politique industrielle active d’un Etat stratège, en appui au secteur privé.
Ainsi, bon nombre de pays ont lancé plusieurs programmes pour appuyer l’industrie 4.0. Les programmes allemands ont été initiés dès 2005 dans le but de garder une offre compétitive de machines-outils. En 2011, les Etats-Unis lancent leur programme «Advanced Manufacturing Partnership 2.0». En 2012, l’Italie met en place son programme «Intelligent factories clusters». En 2014, la Chine lance son plan stratégique «Made in China 2025» pour la numérisation d’une dizaine de secteurs. Et, en 2015, la France, la Corée du Sud, le Japon lancent leurs programmes respectifs «Industries du Futur», «Manufacturing Innovation» et «Revitalization Robotics Strategy».
En Tunisie, l’ambition serait la transformation du pays, à cet horizon, en une plate-forme technologique internationale (Tunisia, The EuromedValley for Industry and Technology).
Pour conclure, je citerais trois exemples d’entreprises opérant en Tunisie pour illustrer que l’industrie 4.0 y est déjà une réalité.
*ENOVAROBOTICS, une des premières Startup en Afrique qui fabrique sa propre marque de robots dont un robot de sécurité extérieure à usage civil, pour les grands sites industriels (centrales nucléaires, plateformes pétrolières…). Son premier robot, un véhicule électrique autonome de surveillance et d’alerte à distance,a été exporté en 2015 à un grand groupe de sécurité de la région Rhône Alpes.
*WEVIOO est un groupe international de solutions digitales et de solutions Internet des Objets (IOT), implanté dans plusieurs pays dont la Tunisie où il développe notamment : la mise en œuvre de l’IOT dans la logistique, le développement de briques technologiques d’un Smartgrid permettant la remontée automatique des données des compteurs d’électricité et leurs traitements dans une plateforme centralisée.
*SAGEMCOM, groupe international, implanté notamment en Tunisie, opère sur les marchés de la maison numérique, de la ville et des réseaux intelligents, de l’Internet des Objets… Il fabrique 25 millions de produits par an, dont 10 millions sur son site tunisien grâce à un processus industriel à base d’automates et de robots fonctionnant avec de multiples logiciels dont certains ont été conçus directement par les équipes de développement du site tunisien.
* Ingénieur et ancien ministre